Les premiers coups de pédales sont timides mais efficaces néanmoins. Le compteur affiche 30km et je réalise déjà l'ampleur de la tâche à venir. La route s'élève gentiment comme le mercure mais sans être suffocante non plus car un vent un peu tourbillonnant vient accompagner cette première partie de route qui nous emmène en direction de Naples.
Nous arrivons à Castel Del Monte qui nous fait profiter d'une vue magnifique et du premier rechargement en eau que presque personne n'esquive afin de prendre toutes les précautions pour éviter une déshydratation dès le premier jour.
Les kilomètres s'enchaînent ensuite car tout le monde souhaite atteindre un premier sommet avant la nuit : le hameau reculé de Montevergine.
Les routes italiennes sont réputées dangereuses. Elles tiennent leurs promesses à tel point que l'organisation nous a communiqué avant la course un certain nombre de segments à ne pas emprunter lors de notre aventure.
Car oui, la Via Race fait partie de la catégorie des courses dites « free-routing », c'est-à-dire que chacun·e est libre d'emprunter l'itinéraire de son choix à condition de passer par chacun des checkpoints (CP) et de respecter le code de la route.
De nos jours, l'exercice n'est pas si compliqué car nous disposons d'outils perfectionnés : GPS, application de planification d'itinéraire spécialisée pour le vélo. Mais évidemment, la fiabilité n'est pas de 100% à moins d'avoir reconnu les routes au préalable. Travaux, déviations ou encore événements exceptionnels : les « banned roads » font partie du jeu de ces formats. Par ailleurs, le suivi en temps réel permet de savoir où chacun·e des coureur·euses est passé·e, indiquant parfois les risques pris par les un·es et les autres.
Après environ 150km et quelques « surprises » gravillonnées, on se retrouve à plusieurs au bout d'une de ces « unexpected banned roads » : la Strada Provinciale 48. La route semble pourtant peu empruntée en ce samedi mais de nombreux panneaux indiquent l'interdiction de l'emprunter à vélo ou à moto.
Certain·es hésitent et s'engouffrent, d'autres font demi-tour. Quant à moi, je repère un détour qui me semble atteindre mon chemin initial en passant par le village voisin de Lavello. On est quelques-un·es à faire ce choix qui nous gratifie d'une belle petite montée et d'une descente rapide. Mais voilà qu'au bas de cette descente, nous retrouvons notre bonne vieille SP48. 500m à faire et je tourne à droite sur une route de nouveau autorisée ou faire un détour de plusieurs kilomètres pour éviter ce passage. Comme tous mes compagnons de route, je décide de mettre rapidement derrière moi ce tronçon.
Revenu sur mon parcours, le vent se lève au milieu d'un spectacle assez tragique : ici, le feu semble avoir emporté plusieurs hectares récemment. Tout est calciné et l'odeur de bois brûlé remplit mes voies respiratoires mais au-delà de l'inconfort physique, cette vision un brin apocalyptique me ramène soudainement à la réalité du monde dont j'essaie de m'extirper pendant quelques jours. Mais rapidement la pluie vient également me tirer de ces pensées, aussi inattendue que finalement rafraîchissante, un peu trop sans doute.
Une petite pause à une fontaine me fait croiser la route de Francesco pour la première fois. J'adore ces moments car je ne sais pas encore à cet instant que quelques jours plus tard notre route se recroisera et qu'on se retrouvera sur la ligne d'arrivée. Les bidons remplis, j'arrive au nord d'Avellino pour attaquer la montée de Montevergine.
La nuit commence doucement à tomber et l'air se raffraîchit et rend la montée très agréable. Je monte à mon rythme lorsque j'entends un·e autre concurrent·e arriver derrière moi sur une tout autre cadence. Arrivé à ma hauteur, il ralentit l'allure et on engage la conversation. Rapidement, je comprends que Jair est en train de rattraper le temps perdu. Ou plutôt gagné par les autres à ses dépends. Lui n'a pas pris la fameuse "banned road". Un détour de plusieurs kilomètres lui a pris plus d'une heure trente alors qu'il était parti sur le même rythme que les premier·ères déjà bien loin devant au même moment. Je lui avoue très clairement avoir renoncé au détour qu'il a eu le courage, ou plutôt l'honnêteté d'emprunter. Il reprend rapidement son rythme mais alors que je vois la lumière rouge de son phare arrière doucement s'éloigner, je suis déjà pris de remords. Je me sens fautif dès le premier jour de la course, alors même que je n'ai aucune velléité de compétition.
Je continue alors l'ascension et l'atmosphère indescriptible du sommet de Montevergine m'extirpe de mes pensées négatives. Je rattrape à ce moment Julien juste au sommet avec qui on discute. Il souffre du dos depuis le départ et cette montée n'est clairement pas une partie de plaisir. On fait un stop rapide au sommet afin de valider le CP2, enfiler nos vestes coupe-vent et prendre connaissance d'une information importante : un·e concurrent·e s'est fait mordre par un chien de protection de troupeau dans la descente que nous nous apprêtons à prendre sur laquelle un épais brouillard s'installe.
Sur le papier, une vingtaine de kilomètres en descente et nous serons à Montesarchio. Je n'ai pas encore réfléchi à mon organisation pour la nuit alors quand Julien m'annonce qu'une chambre d'hôtel l'attend à cet endroit, je profite de lui proposer de partager la chambre. Le plan semble parfait mais la descente est bien plus scabreuse que prévue.
On évite tranquillement les troupeaux et les chiens mais la descente qui s'engage ensuite est peu roulante, la route grasse et en mauvais état. Je manque tout d'abord de glisser et me rattrape je ne sais trop comment. Mais quelques virages plus tard, je n'évite pas un gros caillou qui vient exploser mon pneu avant. À peine 250km dans cette course que la première crevaison est déjà là.
Je fais l'état des lieux. Ça semble réparable rapidement mais je crains que le pneu avant ne soit salement amoché à la lueur de l'entaille que je vois sur le flanc. Je parviens néanmoins à réparer rapidement, après avoir enjoint Julien à continuer sa route, lui proposant de faire son chemin et de le prévenir si je peux toujours me joindre à lui pour partager la chambre. C'est là une règle très importante pour moi dans mon approche de l'ultra. L'entraide peut exister mais hors urgence vitale, on reste autonome et maître de soi-même. Il n'est donc pas envisageable de le faire attendre ma réparation.
Je repars quinze minutes plus tard, avec une chambre toute neuve et termine la descente et alors que j'arrive dans les derniers hectomètres et rentre dans le premier village, un chien surpris par un·e cycliste passant à une heure si tardive me surprend et me force à faire un écart qui amène ma roue avant droit dans un trou. Pschiiit. Deuxième crevaison.
Au moins, plus de doute sur l'état de mon pneu, mais je prends conscience qu'il faudra réfléchir rapidement à le remplacer au risque de passer toute la course sur des problèmes mécaniques. Au-delà de ça, je pense surtout à une seule chose : "le karma t'a rattrapé". J'ai toujours honni vouloir grappiller quelques minutes en me disant qu'une forme de karma viendrait récupérer ces pouillèmes au centuple. CQFD.
Mais pour l'heure, il s'agit de réparer rapidement afin de profiter d'une première nuit propre et au sec. Ole me rattrape d'ailleurs à ce moment et s'enquiert de mon état mais je suis rassurant bien qu'inquiet sur l'état de ma roue.
Je répare en 10 minutes et j'arrive rapidement à l'hôtel où je retrouve Julien qui a eu la patience de m'attendre mais surtout l'idée de génie de trouver un hôtel dont le restaurant est encore ouvert à presque minuit : c'est clairement l'heure de ma tournée de pizzas.
On enfile cette dose de réconfort avant de s'effondrer pour notre première nuit. Je prévois un repos d'une heure trente et repars à 2h pour attaquer la journée suivante.
L'excitation des premières 24h de course me permet de faire un enchaînement efficace et j'attaque ma première nuit seul sur le vélo. Les kilomètres s'enchaînent bien mais vers 5h, la fatigue se fait sentir et un petit ravitaillement me ferait le plus grand bien, que je trouve dans une station-service ouverte toute la nuit. 2 cafés enfilés rapidement et quelques victuailles glanées et je m'apprête à repartir alors que je vois arriver une silhouette d'ultracycliste au même moment.
C'est Leona. Là encore, je ne sais pas encore que la prochaine fois qu'on se croisera, ce sera sur la ligne d'arrivée. Pour l'heure, on échange quelques mots où elle me partage ses galères à trouver les bons détours aux "banned roads" de la veille. Le sentiment de malaise revient en moi. J'enfourche mon vélo et repars pour cette seconde journée avec 2 idées en tête.
Réparer ce sentiment de trahison envers la course et ses participant·es.
Et réparer mon vélo.
Après seulement 330km en à peine 24h.