Il faut un peu d'agilité pour atteindre ce joyeux bazar. L'escalier en colimaçon qui descend au sous-sol de ce café-vélo rend l'exercice un peu plus acrobatique avec le vélo sur l'épaule. Une fois la dernière marche atteinte, il faut se frayer un chemin dans un capharnaüm de roues, de cadres, et de toutes sortes de pièces métalliques pour rejoindre les quelques mètres carrés que constitue l'espace de travail de Paul. Rayonneur officiel du microcosme cycliste parisien, c'est fondamentalement un passionné de tout ce qui a deux roues et avance avec des pédales. Lors d'une de mes récentes visites, je le revois démonter et remonter une draisienne mal assemblée sur le trottoir en pleine rue d'un papa désespéré qui venait d'acheter ce bolide flambant neuf, alors même que la boutique était officiellement fermée.
Je l'ai rencontré par hasard dans un autre magasin de l'ouest parisien où il venait donner un coup de main alors que je cherchais à réparer un rayon cassé. Le patron du magasin, le regard tourné vers lui, m'a alors dit : « tu as le meilleur rayonneur de Paris devant toi ». Depuis ce jour, c'est à lui que je confie la maintenance de mon BMC Roadmachine qui m'a accompagné sur toutes mes courses. Si être en capacité physique de rouler plus de 15 h par jour requiert une préparation spécifique, avoir une machine entretenue est tout aussi important pour mener à bien cette entreprise. De nature quelque peu superstitieuse, il est donc impensable de m'engager sur une aventure de plusieurs jours sans avoir le certificat médical confirmant l'aptitude de mon partenaire à pédales, de sa capacité à encaisser des heures de selle sans fléchir. Mon petit plaisir personnel consiste à tenter de remplacer des plaquettes de frein - opération pour le moins basique, mais qui peut tourner au cauchemar quand vous n'avez pas la délicatesse nécessaire pour défaire la vis qui maintient les éléments en place - et en faire une raison de visite chez Paul et en profiter pour faire un petit tour complet de l'état de la machine. Un galet de dérailleur, un jeu de direction, voire installer un système complet de dynamo intégrée à mes roues - évidemment rayonnées par ses soins - il y a toujours une bonne raison de se rassurer avant une échéance pour régler les derniers détails techniques.
Au moment de dévisser cette fameuse vis, je retiens mon souffle pour ne pas ruiner bêtement tous les efforts consentis jusqu'ici juste à cause d'un mauvais coup de tournevis. Avec un peu de fébrilité, je parviens à opérer le remplacement sans problème et à remonter mon vélo pour repartir. Je sue à grosses gouttes comme cela n'a pas été le cas depuis plusieurs jours je crois. Je jette un regard satisfait à l'autocollant fixé à l'avant de mon cadre. « J'ai pas foiré la vis ni cassé tes roues ». Car oui, pendant que Paul est en train de régler des machines de compétition sur le Tour de France, je parle à son effigie représentée sur une collection limitée distribuée par ses soins et arborée fièrement par toutes les groupies dans mon genre qui ont bien conscience que sans leur mécanicien, leur passion dévorante de cyclistes aurait sûrement moins de saveur.
Rassuré de pouvoir enfin freiner sans alerter le voisinage en cas d'urgence, j'attaque enfin ma journée en direction des chutes du Rhin à quelques encablures de mon point de départ, ce qui me permet de roder mes plaquettes fraîchement installées avant d'atteindre ce CP 12 situé en contrebas d'une petite place de Neuhausen. Je profite très vite du spectacle car je souhaite avancer et atteindre au plus vite le secteur de la Forêt-Noire. En son centre, le Titisee Lake permet de profiter du décor somptueux de la forêt et les touristes ne s'y trompent pas. Alors que j'atteins la promenade qui fait le tour de la pointe nord du lac, tout le monde s'amasse sur les terrasses qui lui font face pour s'y restaurer. L'étape suivante est d'atteindre la fameuse nationale B31 que j'ai longtemps hésité à suivre suite aux recommandations de la direction de course mais le profil relativement roulant et descendant m'a convaincu de rester sur mon plan initial. Je rejoins cette large route à 3 voies par un chemin forestier m'amenant directement en haut d'une longue descente au bout de laquelle j'atteindrai Fribourg-en-Brisgau. Le trafic est important mais finalement joue en ma faveur car les voitures et les camions roulent à vitesse réduite et je peux suivre le flot à presque 60 km/h tout de même.
Le calme retrouvé en traversant les rues pittoresques de Fribourg et leurs traditionnels « bächle » où l'on vient prendre un verre les pieds dans l'eau, je me ravitaille avant la dernière difficulté avant de passer la France. Alors qu'il me reste encore énormément de route, je suis déjà plus que reconnaissant envers mon corps et ma machine de m'avoir amené jusqu'ici en plutôt bon état. L'ascension ne s'annonce pas très longue ni difficile mais la perspective du Grand Ballon qui s'enchaîne me dicte de ne pas me « cramer » et de monter très tranquillement, me laissant admirer le magnifique panorama offert une fois un peu plus haut, avant d'être absorbé par une portion de forêt qui débouche sur un dernier kilomètre bien plus raide.
Alors que je valide cet ultime CP avant de rentrer en France pour un petit crochet alsacien, le moment désormais traditionnel des « retrouvailles avec Sebastian » arrive mais d'un tout autre chemin. Lui a préféré s'éloigner des routes nationales et a rejoint le bas de la montée par la station de Todtnau, et effectué la petite portion gravillonnée. Selfie de rigueur et nous attaquons la descente puis la longue portion de transition vers Soultz et la mythique ascension du Grand Ballon.
J'avais projeté depuis ce matin ce passage de frontière mais je n'avais pas du tout imaginé qu'à cet endroit, la ville de Fessenheim, la France souhaite la bienvenue à ses visiteurs en arborant fièrement le logo EDF (Électricité de France) et sa première centrale nucléaire désormais inactive. Passé le Rhin, je retrouve le charme de nos petits villages français. En quelques kilomètres le paysage a complètement changé. Les vallons luxuriants de la Forêt-Noire ont laissé place à des plaines agricoles à perte de vue, balayées par un vent de face qui ralentit quelque peu ma progression jusqu'au pied de l'objectif du jour : le Grand Ballon. J'aurais presque aimé grimper son petit frère non loin d'ici pour m'imaginer dans la peau de Thibault Pinot mais je découvre avec émerveillement cette grosse colline où d'innombrables routes et chemins serpentent dans un dédale qui vous amène vers le sommet au cours d'une montée longue de 15 km mais très douce. Je rattrape Sebastian qui m'avait quitté dans le bas de Soultz lors d'une « ice cream party » où j'avais décidé de mettre mes pieds un peu douloureux au repos quelques instants. Le soleil se couche alors que nous atteignons la dernière rampe.
Un gîte m'attend à Rouffach dans la vallée tandis que Sebastian a réservé un hôtel à Munster. On se quitte une nouvelle fois, persuadés de se recroiser demain et j'entame l'interminable descente de 35 km où la température se rafraîchit rapidement avec l'humidité ambiante. L'accès à mon refuge du jour se fait par une voie rapide mais par chance ma chambre est déjà prête et mon hôte m'a laissé un petit festin. Il est à peine 1 h du matin et je me dis que je vais pouvoir rapidement me mettre au lit. Néanmoins, je dois charger mon « tracker » pour pouvoir être suivi en continu. Quelques secondes plus tard, une étincelle éclate dans la chambre. Noir. Mon chargeur fait sauter les plombs de l'hôtel. Chouette. Je me mets alors en quête du responsable des lieux qui vient remettre tout ça en route mais le temps de me remettre de mes émotions, il est bientôt 2 h 30 et cette petite péripétie a bien raboté ma stratégie de sommeil.
J'ai envie d'être joueur et de passer en mode « course » car je me sens en forme et prêt à enchaîner le tronçon final. Il reste 1 000 km.
Un rapide rétroplanning me permet de me projeter pour la première fois sur une hypothétique date d'arrivée et il semble que jeudi dans l'après-midi soit, à ce moment, une solution envisageable si je reprends le rythme parfaitement tenu au début de la course. Le profil beaucoup plus favorable affiché par le reste du parcours semble abonder en ce sens et me donne la motivation pour tenter quelque chose.
Je positionne mon réveil pour un cycle d'1 h 30 et m'endors en quelques secondes.
« Tout va bien ? ». J'ouvre les yeux en lisant ce message inquiet de ma maman.
La lumière du jour est franche et illumine ma chambre dont je n'avais pas fermé les rideaux. J'entends qu'on essaie d'entrer dans la chambre et je fais signe qu'elle est toujours occupée.
Il est 8 h 30 et je réponds laconiquement à ma mère : « Oui. J'ai trop dormi ».