Code.Ride.Run.

Via Race Report - Jour 13

5 septembre 2025 - 8 min

Le panneau indiquant la frontière avec les Pays-Bas apparaît devant moi alors que j'ai déjà roulé plus de 100 km après avoir quitté mon dernier hôtel dans la nuit. Mes échelles de temps et de distance ont complètement été « reconfigurées » après presque deux semaines sur le vélo. Il y a deux semaines, je m'interrogeais sur l'existence même de la ligne Milan-Bari avec mon vélo démonté et me voilà maintenant proche de la mer du Nord en ayant zigzagué à travers l'Europe. C'est fou. Certes, j'ai rendu hommage à mes petites habitudes de début de course avec une petite sieste de 8 minutes dans un abri-bus mais maintenant que j'ai atteint le dernier pays de cette aventure, je décompte les kilomètres. Non pas un par un mais plutôt dix par dix.

Sur l'application de suivi, je vois que « mon » Sebastian a tenté un all-in merveilleux : son tracker ne s'est pas immobilisé cette nuit et il semble tenter de joindre l'arrivée d'une traite. Derrière moi, les choses s'accélèrent également. Si ma position anecdotique de vingtième m'importe peu, mon orgueil me dicte tout de même de garder l'œil sur Enrico et son vélomobile, actuellement à plus de 70 km derrière moi mais je sais que les 300 km restants lui sont plus que favorables. Le final s'annonce haletant. Tout du moins, je vais avoir de quoi m'occuper l'esprit jusqu'au bout.

Une fois en terre néerlandaise, j'ai une étrange sensation alors que les premiers ponts mobiles se dessinent - et parfois se dressent - devant moi. Cette dissonance cognitive sur la perception des distances combinée à ces enchaînements de canaux que je longe me font oublier l'espace dans lequel j'évolue. Dans mon esprit, je suis à l'île de Ré que je viens de rejoindre grâce au pont qui la sépare de La Rochelle, et je m'apprête simplement à aller au bout de cette île et faire demi-tour dès que je vois la mer pour la traverser en sens inverse. Évidemment, après déjà plus de 4 h après mon passage de la frontière et plusieurs vérifications frénétiques de mon GPS, je dois bien me rendre à l'évidence : je traverse un pays.

Un pays qui me fait penser quelque peu à une immense partie de Sims. Non pas que l'aspect relativement guttural du néerlandais ressemble énormément au Simlish - la langue des Sims - mais ici, pas un bout de terre ne semble laissé au hasard. Tout est cultivé, taillé, aménagé et dans tous les cas la propriété de quelqu'un. Après plusieurs kilomètres où je cherchais un endroit pour « satisfaire un besoin naturel », comme diraient les commentateurs du Tour de France, je dois bien me rendre à l'évidence - à nouveau : pas de petit buisson isolé où faire ses besoins, la prochaine station-service sera l'élue.

J'avance à un rythme correct même si je commence à comprendre la difficulté de l'exercice après plus de 3 500 km parcourus : les pistes cyclables sont certes en grande majorité roulantes, je pensais malgré tout aller plus vite. Malgré le fait que je connaisse parfaitement le profil absolument plat du secteur, je commence à vérifier plusieurs fois si je ne suis pas dans une portion en léger faux plat montant. C'est un peu comme faire du home-trainer à la maison : ce n'est pas dur, vous voyez du paysage défiler sans avoir vraiment la nécessité de diriger votre vélo mais vous devez en permanence pédaler. Le comble est probablement que lors de mes innombrables séances de « vélo qui ne bouge pas » - comme dirait mon garçon de 7 ans - le parcours que j'ai le plus arpenté dans le monde imaginaire de Zwift s'appelle « Flat Route ». C'était écrit.

J'atteins la ville de Groningen en me disant que, comme dans toutes les agglomérations depuis le début de cette course, je vais devoir prendre mon mal en patience. La magie de la voirie néerlandaise entièrement consacrée aux vélos me permet de la traverser en très peu de temps. Des autoroutes cyclables transpercent la ville, les intersections sont entièrement pensées autour de la circulation des deux-roues non motorisés et je suis moi-même effrayé du niveau de confiance des habitants du coin qui ne semblent pas vraiment se soucier de la possibilité d'une rencontre avec un engin de 2 tonnes. Et pour ainsi dire, ce n'est pas possible.

Néanmoins, je suis un peu contrarié par un détail relatif à la pratique du vélo que semblent ignorer les locaux. Faire du vélo est aussi un exercice de style et de ce point de vue, je n'arrive pas à me faire à cette tradition qui veut que les gens soient obligés d'avoir une selle trop basse, un braquet trop grand, une chaîne pas assez tendue, et surtout doivent dodeliner de la tête à chaque coup de pédale pour que l'on ressente toute la difficulté de faire avancer un vélo rouillé. À ce moment, je pardonne temporairement tous les « chauffards à Vélib' électrique » de Paris qui, s'ils n'ont pas davantage de notions du code de la route, travaillent avec soin leur identité visuelle.

Le vent se lève doucement. En tous les cas c'est mon impression, à l'approche du littoral qui annonce le dernier grand changement de direction du voyage. Lorsque je vois la mer, je fais presque un demi-tour et je pédale jusqu'à l'arrivée. Il est donc assez simple de savoir comment le vent décidera de me souhaiter bon courage pour les derniers coups de pédales. J'essaie de me convaincre, malgré un radar météo que je sais fiable, que le vent est défavorable et que je ne devrais pas trop souffrir après le dernier CP synonyme de bascule finale. Ma conviction est renforcée puisqu'alors que je commence à sentir les premiers embruns, la mer du Nord se découvre devant moi.

Il reste 200 km. Presque rien.

Je descends de mon vélo pour un dernier ravitaillement dans le seul restaurant des alentours et décide de prévenir l'organisation de mon plan d'arrivée. Il est 15 h. En temps normal, je pourrais être arrivé en fin de soirée, mais je dois me rendre à l'évidence que ce sera plutôt pour la nuit. Probablement entre 1 h et 2 h du matin. Je préviens Pauline et les enfants qui s'impatientent que je vais tout donner. On fait un pacte avec Martin : « dodo le plus tôt possible et quand maman te réveille, c'est que j'arrive pour vous retrouver ». Le marché est conclu avec lui. J'ai à peine le temps de prendre une photo de la mer du Nord à ce moment, que je prends conscience que le vent a bien décidé de jouer les trouble-fêtes. Alors que je prends la route, la boussole branchée sur la direction finale, les rafales de vent viennent me stopper net dans ma progression. À cet endroit, il n'y a aucun abri, on peut voir l'horizon extrêmement loin tant le dénivelé est absent. J'appuie comme un forcené sur les pédales pendant une bonne heure. J'ai parcouru 16 km depuis mon dernier demi-tour. « Il va falloir revoir l'heure d'arrivée »

Alors que je désespère de ne pas arriver tant le vent ne faiblit pas, je profite d'un dernier ravitaillement pour charger toute la nourriture me semblant nécessaire pour tenir sans arrêt jusqu'à Amerongen, l'ultime localité à rejoindre. Le vent commence à faiblir au fur et à mesure que je progresse dans les terres néerlandaises et je commence à reprendre du rythme et un peu de vitesse. Je vois que Sebastian est proche de l'arrivée et Anthony quasiment au café De Proloog, le point de rencontre de tous les cyclistes de la région, et plus particulièrement cette semaine-là, des participants de la course.

La lumière commence à prendre des tons rosés dans le ciel. Le spectacle est magnifique mais me rappelle aussi que le Soleil est en train de se coucher et que je m'engage dans un défi que je n'ai pas envie de prolonger outre mesure car si je suis pour l'instant en pleine forme, je sais qu'un seul coup de fatigue peut venir me couper instantanément dans mon effort.

« Je vais aller me coucher pour ne plus trop penser à toi. Allez papa, Allez papa ! »

Le message vocal de Martin me transperce le cœur, inonde mes joues de larmes mais renforce plus que jamais la force que j'ai encore et que je m'apprête à envoyer dans les pédales.

« J'arrive, chaton ».

Les joues encore roses, je sens que la route est encore longue et les 130 km restants vont être grapillés, cette fois-ci bien un par un. J'appelle tout mon répertoire pour me donner du courage et passe un long moment au téléphone avec mes parents, ce qui me fait le plus grand bien.

À ce moment-là, Ian, l'organisateur de la course, me contacte et me propose de décaler mon arrivée pour permettre à mes enfants de dormir. Cela ne change pas grand-chose au classement. Je discute de cette éventualité avec Pauline qui, malgré le « deal » qu'on a proposé à Martin, me laisse maître de la décision. La décision n'est pas simple car je roule bien, il reste 120 km et je suis toujours dans les temps pour arriver peu après minuit. Sans compter que derrière moi, Enrico et son vélomobile file sur le plat néerlandais à plus de 35 km/h et si son chemin est plus long, il n'est plus qu'à une vingtaine de kilomètres derrière. Je regarde les hôtels disponibles et jette mon dévolu sur la seule auberge qui ne propose pas des nuits à 500 euros dans le secteur. Cela rallonge mon périple de 10 km mais m'assure d'arriver frais et disponible pour la famille.

Après avoir mûrement réfléchi, j'accepte la suggestion d'Ian de me dérouter et de faire une dernière pause afin de profiter de « l'arrivée triomphale », comme définie par la course.

2 h plus tard, je reçois un coup de téléphone de ma sœur. « Je me demandais pourquoi tu prends cette direction et ne suis pas le plus court chemin comme les autres jusqu'à l'arrivée ? »

Ce choix de faire un arrêt que je n'avais pas prévu a déclenché une réaction mentale inattendue mais pas étonnante. Alors que je m'étais mentalement conditionné pour pédaler jusqu'à l'arrivée quoi qu'il arrive, j'ai interprété ce choix de « confort » comme la fin de la course. À ce moment, dans ma tête, j'avais fini la Via Race. Il fallait juste atteindre cet hôtel à 60 km d'ici et rouler demain matin pour faire à nouveau 60 km. Rien du tout.

Sauf que 60 km c'est généralement 3 h de route à mon rythme et qu'il m'en faudra 4 h. Mentalement débranché. Pas démotivé. Juste débranché. Le problème dans ce genre de cas, c'est que tout ce que le mental protégeait disparaît en quelques secondes. Alors que je progressais à une bonne allure, j'ai commencé à avoir mal un peu partout, aux pieds, aux genoux, au cou, au dos. Des douleurs que ma tête semblait encline à me cacher tant que je n'étais pas arrivé.

Ma progression est lente et difficile mais la discussion avec ma sœur à ce moment fait passer le temps et j'arrive à mon hôtel.

Il est 1 h du matin et je préviens Pauline que je vise d'être à destination à 8 h du matin. Je contacte également Ian.

« Everything will be ready on our side ».

Cette fois-ci, il est bien clair que je ne dois pas rater mon réveil. Pas pour l'esprit de l'ultra. Pas pour la rentrée. Pas pour la course.

« Do you have a spare cap I could write a special message for Pauline ? »

C'est par ces mots que j'ai demandé à Ian au dernier CP de m'aider à préparer mon arrivée. Il ne s'agissait pas uniquement de laisser les enfants dormir.

Cette arrivée retardée a un tout autre objectif que sécuriser mon classement. Et il s'agit de la soigner.