Quelque part entre le col du Lautaret et le col de Sarennes dans les Alpes. J'ai élu refuge dans des toilettes publiques pour me reposer alors que la nuit est tombée depuis bien longtemps. Pour ma première expérience en ultradistance sur cette Race Across France 2022, je fais toutes les erreurs possibles. Je roule trop vite, trop longtemps. Je n'ai plus assez de nourriture et au lieu de m'écouter, j'ai voulu à tout prix suivre le rythme d'un autre concurrent qui partage cet abri avec moi. À moitié assoupi, je me tourne dans mon bivy et appuie par erreur sur une combinaison de touches de mon téléphone. Il est 1 h 30 et Pauline décroche : « Allô ? Allô ? ». Comme réponse de ma part, une respiration lente et bruyante et puis la conversation est coupée. Je n'ai d'ailleurs aucun souvenir de cet épisode qu'elle ne me relatera que plusieurs jours après l'arrivée.
Si mon apprentissage en tant que participant à l'ultradistance n'a pas toujours été simple, celui de partenaire, qui n'est généralement pas fait par choix, a sans doute été plus éprouvant. Lorsque vous êtes lancé dans l'aventure, vous entrez dans une bulle égoïstement construite au cours des mois précédents et la réalisation de votre projet constitue l'unique priorité quotidienne, la vie « normale » ayant été mise entre parenthèses le temps d'accomplir ce que le plus grand nombre considère comme « un exploit ». Lorsque vous impliquez dans votre choix vos amis ou votre famille, vous faites oublier malgré vous que ce qui est sans doute plus difficile encore, c'est de continuer à aller au travail, s'occuper des enfants si vous êtes parents, le tout en ayant vous-même une partie de votre esprit dans la course, avec un rôle de service après-vente 24 h/24 et 7 jours/7.
J'ai découvert la Via Race l'été dernier grâce à Allan Shaw, un athlète d'ultradistance qui a la particularité de participer aux courses sur un vélocargo. Si je recherchais un format de course de cette distance - comme la TransContinental Race - j'ai tout de suite été séduit par son tracé qui permettait de se rendre au départ et à l'arrivée en train depuis Paris. Mieux encore, l'idée que l'on pourrait combiner nos vacances en famille avec une arrivée au milieu de l'Europe n'a fait que renforcer mon envie de concourir. Dès lors, j'ai entrepris d'être dans la meilleure forme possible dans l'unique objectif de terminer cette course. J'ai d'ailleurs eu la chance jusqu'à aujourd'hui de ne jamais avoir eu à poser pied à terre et si l'éventualité d'un abandon sur une telle distance doit être envisagée, j'ai écarté cette hypothèse dès lors que nous étions d'accord avec Pauline sur le point de départ de « nos » vacances : rendez-vous sur la ligne d'arrivée.
En ultradistance, l'arrivée est le moment qu'il faut le moins possible projeter. Pour ainsi dire, c'est probablement le moment le plus décevant. Certes, c'est une libération pour votre corps à qui vous rendez la possibilité de reprendre une vie plus normale mais si vous vous imaginez une arrivée digne de Kilian Jornet sur l'UTMB, détrompez-vous. En cyclisme d'ultradistance, franchir la ligne d'arrivée se résume souvent à rejoindre un point sur une carte où vous attend un gars avec un appareil photo, une bière et un t-shirt de finisher. « Bravo ! » et puis c'est tout. C'est fini. Certains mettent davantage de moyens comme sur le BikingMan et sa traditionnelle cloche accompagnant les derniers mètres de l'épreuve grâce au travail des « Race Angels » qui se relaient jour et nuit pour vous accueillir. Sur la Via Race, il est question d'une arrivée « triomphale » (sic).
Au moment de quitter Giovinazzo, l'idée de rendre ce moment encore plus particulier pour celle avec qui je partage ma vie depuis maintenant plus d'une quinzaine d'années était déjà bien formalisée. Néanmoins, l'humilité nécessaire à la réussite de cette entreprise m'a très vite ordonné de ranger mon idéal bien au fond de moi, et d'attendre patiemment le moment où je pourrais définitivement préparer ce moment. Plus les kilomètres défilaient, plus les messages s'accumulaient et plus les doutes que j'ai eus sur le bien-fondé de mon idée se sont rapidement dispersés. Bien évidemment, je n'avais aucun doute sur les raisons qui me donnaient envie de poser le genou à terre sur la ligne d'arrivée devant la femme que j'aime et qui m'a tant supporté dans ces épreuves, tout comme nos deux merveilles de garçons. Je me demandais davantage si ce n'était pas la quintessence de l'égoïsme d'associer ce moment si particulier à mon histoire de vélo. Franchement, le coup du mec qui fait sa proposition sur la ligne d'arrivée de l'IronMan, c'est vu et revu sur Instagram, non ?
Je quitte l'hôtel qui sera bien le dernier de la course cette fois-ci. 60 km à parcourir et une petite montée en haut de laquelle Ian m'a déjà donné rendez-vous pour finaliser les préparatifs de ma demande. Les douleurs d'hier ont toutes disparu, les jambes déroulent et j'ai hâte d'arriver. Je vois d'ailleurs avec plaisir sur le tracker que j'ai perdu quelques places. Enrico et son vélomobile ont déroulé mais surtout Francesco et Jens ont profité d'un long « ride » de nuit pour finir leur épopée. La ligne d'arrivée sera donc aussi l'occasion de retrouver toutes ces têtes croisées sur la course, chacune avec son histoire et sa manière de vivre son arrivée. Le compteur indique désormais moins de 10 km.
Après ce virage à gauche, j'entamerai l'ultime montée vers le col d'Amerongen qui culmine fièrement à 62 m d'altitude. C'était sans compter sur les travaux de la ligne ferroviaire qui barre la route rendant la suite de mon parcours impossible. Pas de panique, pas maintenant. Je trouve rapidement comment me dérouter vers le nord au prix de 5 km supplémentaires. Oui mais voilà, cette ligne de chemin de fer est décidément partout et je perds espoir de trouver le chemin. Je m'arrête presque 5 minutes, hésitant un court instant à une solution complètement stupide à pied mais trouve finalement la bonne voie au prix d'un supplément total de 10 km. Jusqu'au bout, il aura fallu batailler pour trouver son chemin.
J'aperçois le t-shirt jaune fluo d'Ian, que j'avais vu une semaine plus tôt, au Refuge d'Innsbruck. Tout sourire, il me présente la pièce maîtresse du dispositif. Une casquette - une casquette de cycliste - et ces lettres tamponnées :
« WILL YOU MARRY ME PAULINE ? »
Je prends le temps de centrer correctement mon nouveau couvre-chef en rabaissant la visière afin de garder la surprise intacte jusqu'au dernier mètre. Ian m'enjoint alors à le suivre - et oui, j'ai « drafté » la roue de l'organisateur de la course sur le dernier kilomètre - avant de m'arrêter au coin de la rue à seulement 50 mètres du café De Proloog qui accueille tous les arrivants. Je dois attendre le signal qui doit retentir dans la corne avertissant de l'arrivée de chaque concurrent et qui sera activé par un invité de choix : Martin. Quelques secondes plus tard, j'enclenche une dernière fois mes pédales automatiques. Maël qui a tellement grandi en 15 jours me regarde avec ses grandes billes curieuses, tandis que Martin joue fièrement son rôle de guetteur.
Elle est là devant moi. Je ne remarque pas encore que le comité d'accueil est fourni car la quasi-intégralité des participants déjà arrivés sont là. Mon cœur atteint un niveau cardiaque que le rythme de croisière de ces derniers jours ne nécessitait plus. Je relève ma visière pour faire apparaître la question que je n'ai jamais osé poser jusqu'à maintenant.
Les enfants ne comprennent rien. Pas plus que mes parents qui suivent la scène en visioconférence. J'entends quelques applaudissements dans cette petite foule intimiste rassemblée sur une place d'un village perdu au milieu des Pays-Bas un vendredi matin maintenant. On s'enlace de longues minutes, d'abord tous les deux puis en reformant notre « câlin collectif » tous les quatre. Je croise également le regard de Sebastian, d'Anthony, de Matt, de Krystian et de tous ces participants dont je ne connaissais que le petit point sur la carte et avec qui je m'apprête à refaire la course encore et encore ces prochains jours.
Je suis officiellement finisher de la Via Race.
Et Pauline a dit « OUI ».
❤️