Une petite routine s'installe au matin de ce troisième jour. Le départ nocturne laisse place au coup de barre et à la micro-sieste de 8 minutes. Puis le soleil se lève vers 5h et il est temps de faire le bilan des victuailles restantes dans la musette pour patienter jusqu'au premier café qui sera ouvert sur la route.
J'ai laissé derrière moi Sebastian après quelques kilomètres d'ascension qui nous ont permis de faire connaissance. Il est ingénieur, comme moi. Il faut se rendre à l'évidence là aussi : dans l'ensemble, l'ultra regroupe en grande majorité des ingénieur·e·s et des coursier·ère·s à vélo (quand elles et ils ne sont pas les deux à la fois). L'opération « finir tout ce qui reste de comestible avant le sommet » peut alors commencer. On part sur un mélange croissant au fromage et reste de sandwich ouvert il y a deux jours. Il faut reconnaître que les conservateurs des produits industriels font bien leur travail.
La bouche encore pleine d'une mixture qui commence déjà à attaquer les muqueuses, je fais la rencontre de Wout avec qui nous finissons l'ascension qui nous mènera au CP4 à Sella di Leonessa. Le hasard faisant toujours bien les choses, je regarde rapidement le résultat de l'étape finale du Tour de France qui a joué le remake des JO de l'année passée dans la rue Lepic. « Who won ? » me demande Wout. « Well, Wout ». On fête ça avec quelques photos au CP4 qui marque aussi les 700 kilomètres.
Mes yeux se tournent désormais vers le prochain CP à Amelia à une grosse cinquantaine de kilomètres. L'étape semble une formalité à valider si j'arrive à trouver mon chemin dans le dédale des pistes cyclables de Terni et surtout si l'énorme nuage noir qui vient du nord ne vient pas rincer trop vite mes espoirs d'enchaîner.
Cette fois-ci, le karma sera un peu moins de mon côté. D'abord, je me perds dans les rues de Terni après avoir raté un embranchement sans m'en apercevoir et perds trente bonnes minutes dans l'affaire. Puis, arrivé à 15km d'Amelia et du CP5, une dernière vérification au radar météo m'intime de presser le pas. Mais déjà l'orage gronde et j'ai à peine le temps de me poser la question de me ravitailler ou d'avancer qu'un rideau d'eau vient m'aider à prendre ma décision : ce sera une pause déjeuner.
J'enfile 2 pizzas - peut-être 4 - et m'équipe pour la première session pluvieuse. Faire du vélo sous la pluie n'est en soi pas vraiment un souci en règle générale. Quand l'orage s'invite dans le cocktail, c'est déjà moins drôle. Les deux réunis dans une épreuve de ce type nous mettent devant le dilemme : rouler en sachant que l'intégralité de vos affaires seront humides rapidement ou attendre que les éléments se calment sans savoir pour combien de temps. L'équation comporte souvent plus de paramètres, mais avancer reste souvent la meilleure option tant que l'intensité des précipitations reste mesurée.
Je repars donc à la première accalmie et arrive plutôt sec à Amelia, où m'attend l'équipe média de l'organisation. Chargée de prendre des photos et des vidéos de la course, cette équipe vit eux aussi en mode ultra. Très peu de sommeil et un casse-tête invraisemblable pour réussir à couvrir les extra-terrestres qui ouvrent la route, le « middle pack » dont je fais partie ainsi que l'arrière de la course alors que les écarts se comptent rapidement en centaines de kilomètres après plusieurs jours de course.
Mais tout cela ne les empêche de m'accueillir à ce CP comme une star et de courir après moi dans les rues pour prendre des clichés incroyables de mon passage sous la Porta Romana en direction du musée d'Amelia. Un dernier cliché pour la « fame » et je repars avec en tête une seule direction : le nord et le dernier sommet notable avant de quitter l'Italie.
14h et 180km au compteur : c'est également un point important de la routine mise en place pour garder le rythme mentalement. L'excitation du début de course fait maintenant place à une mécanique un peu plus réglée où j'ai mes habitudes.
Rouler sans s'arrêter jusqu'à 16h. Si tout va bien, c'est l'heure de sortir la machine à calculer pour décider où et quand je m'arrêterai ce soir. L'avantage étant que, globalement, les calculs sont grossièrement simples. On roule plus ou moins à 20km/h donc, en tenant compte des pauses, 100km demandent entre 5h et 6h. Le rythme actuel d'un arrêt au coucher du soleil vers 21h30 et d'un redémarrage vers 1h30 me sied plutôt bien. L'option est trouvée : un arrêt près d'Arezzo qui devrait m'amener dans les temps voulus.
18h, il est temps de refaire le plein de nourriture pour le soir et la nuit si nécessaire, avant de repartir pour le dernier « stretch » jusqu'à la ligne d'arrivée du jour. Au moment de repartir, petit coup de fil à l'Airbnb trouvé histoire de tenir mon hôte au courant de notre avancée.
« Hey, this is your favorite cyclist here, I should be on time to arrive at 9.30pm » « - What do you want for breakfast ? » « - Well, I won't have a breakfast but if you have anything I can eat when I arrive, I would be more than happy. »
C'est à peu près la même conversation que j'ai eue avec tous les hôtels, toujours intrigués mais conciliants à l'idée de comprendre qui peut bien avoir envie de dépenser une nuit d'hôtel pour y rester 3 heures.
Au-delà du confort de l'hôtel, c'est également un temps socialement très important car, après 3 jours, les écarts se creusent et je me rends compte qu'à la différence des jours précédents, voici le premier jour vraiment solitaire sur la route depuis que j'ai quitté Wout tôt ce matin.
Toutes les interactions sociales deviennent alors des moments précieux où votre interlocuteur·trice devient votre meilleur·e ami·e. Un·e vendeur·se, un·e caissier·ère et évidemment le ou la gestionnaire de l'hôtel ou de l'Airbnb. Chacune de ces personnes devient finalement un·e acteur·trice à part entière de votre aventure sans le savoir.
22h. Je suis arrivé dans les temps et regagne ma chambre d'hôtel pour la fin de la routine journalière.
Libérer mes pieds de leurs chaussures. Mettre à sécher tout ce qui peut l'être. Remplir les gourdes. Mettre l'électronique à charger. Prendre une douche. Finir par une petite collation car, dans cette histoire, manger fait partie intégrante de chacune des actions quotidiennes.
À cela, j'ajoute aujourd'hui un petit moment social pour donner un peu plus de nouvelles à la famille et aux ami·e·s. Sans le vouloir, je viens d'inaugurer la séquence qui rythmera désormais le cérémonial avant de dormir. 5 minutes pour expliquer où j'en suis, comment je vais et détailler le programme du lendemain.
Comme je viens de prendre ma douche, je suis armé uniquement des serviettes de l'hôtel, n'ayant pas emporté de tenue supplémentaire. Mes lunettes de soleil photochromiques et à ma vue complètent un accoutrement qui deviendra la signature du moment « naked man » du jour, complétant ainsi la routine complète que j'espère garder le plus longtemps possible.
Alors que charge la vidéo pour la partager, le dernier moment avant de fermer les yeux - qui, de fait, sont déjà à demi-clos - c'est de mettre une alarme.
1h02 1h08 1h20 2h
Voilà à peu près à quoi ressemble la liste des alarmes pour l'instant.
Une dernière vérification de la route à suivre et je m'endors instantanément.
1h01. Mes yeux s'ouvrent avant même toutes mes alarmes. Mon horloge interne est déréglée comme il le faut. Je saute du lit et entame la routine inverse.
Manger. Se laver les dents. S'habiller. Tout remballer.
Je fais 3 fois le tour de la chambre de crainte d'oublier le moindre effet personnel. Je quitte les lieux le plus discrètement possible - et la roue libre de mon moyeu DT-Swiss n'est pas spécialement la meilleure dans l'exercice. Lorsque j'ouvre la porte, l'air est doux et je me sens en pleine forme. J'enclenche le GPS et c'est reparti pour une nouvelle journée.
Quelques kilomètres pour réveiller les muscles et retrouver une position confortable sur la selle et me voilà reparti, à vitesse modérée mais j'avance en direction de mon prochain objectif.
Au bout de quelques kilomètres, je distingue une lumière sur le côté gauche de la route.
« Hey Ole ! »
Mon « buddy » du premier jour vient de s'arrêter pour bivouaquer dans un petit chemin. Le chassé-croisé habituel des ultras, mais celui-ci me rend heureux car je n'ai pas recroisé Ole depuis ma crevaison il y a bientôt 2 jours. Je poursuis ma route alors qu'une autre loupiote me rattrape, celle de Matt qui m'avait lâché avant Campo Imperatore. On discute un peu mais lui roule plus vite et je ne veux pas me fatiguer alors que le jour n'est pas encore levé, alors il part loin devant.
J'ai beau savoir que c'est la meilleure chose à faire, ça reste dur mentalement et l'effet sur la fatigue est immédiat alors que je roule depuis 3h.
Je bâille. Une fois puis deux. J'entends de plus en plus le tintement de ma roue libre, signe que mes coups de pédales sont de moins en moins réguliers. Tous les signaux sont là et je les connais maintenant bien, alors dès que j'atteins un endroit qui me permet d'effectuer l'ultime étape de ma routine du matin, je n'attends pas plus.
Trouver un endroit au calme. S'allonger. Montre sur 8min. Dodo. Repartir.
Il est 5h.