Je hurle. Ce n'est pas de la douleur ni une forme de désespoir. Simplement le résultat d'un cocktail qui nécessite d'extérioriser le premier vrai coup de mou de la course. Pluie, vent de face et zone industrielle. Ajoutez à ça la nuit et des erreurs dans mon tracé et vous obtenez un truc qui ressemble à : "Aaaaaaaaaaaah !". Je répète l'opération plusieurs fois afin de vider complètement ma frustration. Au fond, je ne suis pas inquiet. Je suis en bonne santé, le vélo aussi. Il est simplement difficile d'accepter d'être encore plus lent à certains moments, donc autant en profiter pour se libérer mentalement, à défaut d'être efficace sur les pédales. Néanmoins, l'exercice brûle de l'énergie pour pas grand-chose, et la multiplication de ces petits accrocs dans ma trace entame bien trop vite le capital d'énergie que je peux utiliser jusqu'au lever du soleil. Au bout de presque 3h30 d'effort et à peine 50km, autant dire rien du tout étant donné la stratégie du jour, je décide de mettre le clignotant sur la terrasse d'un petit café encore fermé mais à l'abri des regards et de la pluie. Je m'octroie 12 minutes plutôt que les 8 minutes habituelles. Une sieste de luxe. J'ai peur de prendre froid en étant mouillé mais la température est clémente et je suis protégé du vent, donc la simple sensation d'être allongé suffira à me reposer.
Diablement efficace, cette sieste a également chassé la pluie et cette sortie compliquée de la banlieue de Vérone pour laisser place à une longue portion de piste cyclable que seules les « via » peuvent nous offrir. Un revêtement parfaitement lisse vient maintenant servir de tapis rouge à une déambulation beaucoup plus tranquille à travers toute la vallée qui va nous emmener tout droit jusqu'à la frontière avec l'Autriche. Le spectacle est absolument grisant, nous traversons tantôt des vignes, tantôt des petites agglomérations mais partout, nous sommes entourés de tous les côtés par la montagne, majestueuse. C'est dans ce contexte contrastant totalement avec mes déboires du matin que Matt me rattrape. Jamais très loin l'un de l'autre mais toujours sur des rythmes différents, nous nous croisons sans jamais nous voir et le pseudo-hasard de la course nous remet ensemble à la meilleure heure possible, celle de l'ouverture des cafés devenue tradition incontournable alors que nous approchons gentiment la semaine de course.
La nutrition en ultra-cyclisme est sans doute l'un des points les plus compliqués à gérer puisque chaque cas est différent, aussi bien d'une personne à une autre que d'une course à une autre. Sur le papier, la théorie veut que nous brûlions chaque jour l'équivalent entre 5 000 à 10 000 kcal quand un adulte avec une activité standard tourne autour des 2 000 kcal. Loin de moi l'idée de me lancer dans un exposé sur un sujet que je ne maîtrise pas mais j'ai en tête ces ordres de grandeur. Il faut donc manger et boire beaucoup, souvent mais pas trop quand même, en gérant la disponibilité et la qualité des ravitaillements, en considérant que la fatigue vous amène aussi à moins ressentir les effets de la soif et de la faim. Avant le départ, on emporte tout ce qui traîne de barres, gels et autres pastilles d'électrolytes. La règle veut que l'immense majorité de la nourriture emportée le jour du départ sera encore là à l'arrivée. De fait, ces aliments ayant pour objectif de vous donner de l'énergie consommable là, maintenant, tout de suite pour fournir un effort intense, ils sont davantage adaptés à vos sorties du dimanche. Pour ma part, je me fixe comme règle de ne jamais être dans le rouge. Je peux donc me contenter - à tort peut-être - d'une alimentation plus variée, alternant le salé et le sucré.
Pour ce qui est de la formule petit-déjeuner, je profite de l'Italie pour mon combo favori : 2 cappuccinos, 2 croissants au chocolat. Je ne déroge pas à la règle ce matin en faisant ma commande au comptoir de ce petit café qui longe notre itinéraire auprès de la dame qui me sert. Elle prépare la commande alors que Matt vient ensuite faire sa commande. Incompréhension. Elle essaie d'expliquer que la commande est déjà faite et que j'ai déjà tout payé. "Well, it's all for me". Je lui montre alors la carte de notre périple afin de lui expliquer cet appétit d'ogre. Les tasses sont vidées à vitesse grand V et les croissants au chocolat - qu'on s'entende, par croissant au chocolat, on parle bien entendu d'un croissant fourré avec une dose certaine de Nutella nappé à l'extérieur d'un mélange de chocolat et de Nutella qui remplit à merveille mes besoins en calories faciles et en dopamine. Si les bretzels au fromage allemands iront titiller temporairement le haut du classement, les "Shockocroissants" resteront la référence de cette course, détrônant à ma grande surprise le flan vanille qui a toujours été mon meilleur compagnon de route mais qui n'est malheureusement pas aussi bien revisité de ce côté de l'Europe.
Si ces épreuves arborent fièrement la mention "unsupported", c'est-à-dire en autonomie, il faut bien reconnaître que celles qui se déroulent dans des pays développés, industrialisés avec peu de zones reculées, notre dépendance au maillage des boulangeries, supérettes et autres stations-service est bien totale. Je n'ai jamais eu besoin de me soucier de savoir si j'allais manquer d'eau ou de nourriture, à tel point que si, par principe, je transportais toujours une quantité importante de denrées avec moi au cas où une grève générale de 24h se déciderait, j'aurais pu la plupart du temps ne me reposer quasi exclusivement sur des produits achetés et consommés directement. Au-delà de ce confort d'une offre pléthorique de nourriture partout où j'étais, ma situation de cadre supérieur me permet de ne pas vraiment être regardant sur les prix absolument astronomiques pratiqués, et pas uniquement en Suisse. Dans la mesure où l'immense majorité de mes ravitaillements se sont effectués dans des stations-service, vous pouvez vous imaginer un monde où vous ne feriez les courses que sur les aires d'autoroutes.
La panse donc bien remplie, je repars en même temps que Matt sur cette longue et agréable piste cyclable, direction plein nord vers l'Autriche. On passe d'abord Trento, qui ne m'était alors connue que par son club de basket qui venait souvent affronter Nanterre en coupe d'Europe, Lavis puis Salorno et une mue commence alors à s'opérer dans le langage parlé et écrit. Tout doucement, les sonorités chantantes italiennes commencent à laisser place aux consonances germaniques - certainement chantantes aussi mais je dois bien l'avouer, c'est moins net pour mes oreilles. On atteint alors tout doucement Bolzano, marquant notre entrée dans la région du Tyrol et la fin de cette traversée de la plaine du Pô. Les kilomètres ont défilé et je commence à réfléchir à ma stratégie car la montagne qui se dresse devant nécessitera d'être en pleine forme, avant de commencer à penser au premier arrêt dans un des deux refuges de la course, où nous attend l'organisation près d'Innsbruck.
Une boulangerie de Bolzano fera office de pause déjeuner ce midi afin de me permettre un gros ravitaillement et de régler la question du jour. Considérant ma progression, je serai au pied du point culminant de la course, Kühtai Dam, dans la soirée. Par ailleurs, je n'ai pas encore décidé laquelle des 2 options j'élirai pour le gravir : passer par Innsbruck pour rejoindre le pied avec un détour court mais plat, ou couper à travers la montagne pour rejoindre Kühtai, la station d'où démarre cette ascension. J'ai du mal à jauger si je serai en mesure de pouvoir enchaîner l'intégralité de cette ascension puis de la longue transition de 50km jusqu'au refuge et me laisse encore un peu le temps de la réflexion afin de me concentrer sur la destruction de ce déjeuner où, dans le doute de savoir ce que j'allais préférer des 3 choix de sandwichs, j'ai pris les 3.
À nouveau en selle, l'après-midi passe rapidement, ce qui est plutôt une bonne nouvelle et j'atteins la frontière en fin d'après-midi à Brenner. Ma progression régulière me permet de rattraper Francesco, que j'avais croisé le premier jour, et qui est lui déterminé à prendre le raccourci, monter au sommet du Kühtai Dam et dormir au refuge. Sa stratégie me semble limpide mais ambitieuse, d'autant qu'un autre facteur me perturbe : la météo se gâte. Je vérifie frénétiquement le radar météo qui m'indique que des orages sont annoncés sur la zone du sommet en soirée. Cette information finit de me convaincre et je décide de trouver un endroit où dormir à proximité du pied du sommet, afin de faire l'ascension au petit matin et d'atteindre le refuge en début de matinée sans trop m'y attarder. À cette époque de l'année, les hôtels tournent à moyen régime dans une région dédiée au ski alpin mais je dégote l'endroit parfait pour établir mon camp de base du soir à Gries im Sellrain, à seulement 10km de Kühtai et exactement sur ma route.
J'y arriverai pour 22h, ce qui achèvera une journée où j'aurai pédalé pendant 15h, ce qui me permet de conserver le rythme depuis le début de la course. Bien que j'aie tergiversé un long moment avant de faire ce choix, au prix de nombreuses pauses à rallonge à vérifier mon itinéraire et la météo, je suis satisfait de mon choix car au moment d'attaquer les premières pentes d'une longue ascension à venir, les premières gouttes d'une pluie qui avait introduit ma journée commencent à tomber. Elle s'intensifie alors que j'entre dans l'hôtel du soir qui fleure bon les vacances d'hiver et la raclette. Je demande s'il est encore possible de se restaurer et bien que les cuisines soient fermées, le responsable de l'hôtel me propose de me préparer de quoi me sustenter le temps que je dépose mon vélo qui aura l'occasion de passer sa nuit dans les casiers à skis. Après avoir expliqué mon aventure, le serveur de l'hôtel vient même m'offrir une pinte de bière sans alcool de la région, en guise de réconfort ultime de la journée.
La fatigue de fin de journée devient de plus en plus importante et je commence à envisager d'étendre la durée de mes nuits pour rester en forme. Au moment de payer mon repas - ce qui me sera refusé par l'hôtel qui souhaite me l'offrir puisque je ne prends pas de petit-déjeuner - je m'adresse naturellement en français au serveur avant de me rendre compte que je ne suis pas en train de m'exprimer en anglais. Il est grand temps d'aller dormir. Avant de fermer les yeux, j'ajoute à mon rituel un dernier coup d'œil à l'application de suivi en direct ainsi qu'à la météo pour la nuit. Les nuages sont bien présents et le petit point "Francesco" aussi : il a suivi sa stratégie et se trouve au pied de l'ascension. À la fois admiratif et un peu inquiet, j'espère que tout va bien pour lui et qu'il pourra atteindre rapidement le refuge. De mon côté, je décide de m'octroyer un repos plus long pour refaire les stocks d'énergie en me fixant un départ à 4h du matin, au moment où la météo semble être clémente.
Alors que mes yeux s'ouvrent après 3h de sommeil profond, je me sens en pleine forme, prêt à attaquer le fameux "Dam" et ses pentes verticales, que je devrais atteindre vers 6h au moment du lever du soleil, la promesse d'un spectacle magnifique pour démarrer ce sixième jour.
Et de valider mon arrivée au premier refuge, marquant les 1500km dans la course, qui faisait office de première étape avant d'entamer une seconde course.
À nous deux, Kühtai !