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Via Race Report - Jour 6

24 août 2025 - 8 min

J'ai longtemps cherché des informations sur cette montée atypique car si elle nous a été présentée sous le nom de Küthai Dam - littéralement le barrage de Küthai - cette ascension est plutôt référencée comme le Speicher Finstertal - le réservoir de Finstertal. Le profil est impressionnant car sur le papier, si on met bout à bout l'enchaînement depuis le pied à Innsbruck, cette montée s'échelonne sur 20 km et 1 500 m de dénivelé positif pour arriver à plus de 2 300 m d'altitude. Elle n'a donc rien à envier à notre mythique Mont Ventoux, souvent réputé comme l'un des cols les plus difficiles à escalader. Les 4 derniers kilomètres correspondant à l'ultime portion qui mène au barrage sont de ce point de vue une épreuve mentale. Quand vous grimpez un col, c'est généralement à un ou deux kilomètres que vous apercevez la « bascule », synonyme de descente. Ici, le barrage se dresse devant vous et le tunnel à 360 degrés qui fait office de rampe vers la passerelle de la retenue vous regarde de si haut que vous avez du mal à faire confiance à votre GPS qui vous indique la distance et le dénivelé restants jusqu'au sommet.

Avant d'arriver au point le plus haut de la course, il faut d'abord atteindre la station de Küthai, qui se trouve à seulement 10 km de mon point de départ du jour. Une route large au revêtement parfait me permet de me mettre en jambes avant d'attaquer les plus forts pourcentages. Malgré tout, le compteur affiche rapidement une inclinaison de 10 % ce qui n'est finalement pas une mauvaise chose car avec 5 petits degrés ce matin, il est clair que la façon la plus simple de ne pas avoir froid consiste à ne plus s'arrêter jusqu'en haut. Je ne verrai absolument aucune présence humaine jusqu'en haut, rendant ce moment encore plus particulier. Je traverse Küthai qui est une petite bourgade mais mine de rien très cossue pour une bourgade perchée à 2 000 m d'altitude puis attaque frontalement le barrage. L'air est humide, bien humide malgré une météo favorable, ce qui peut sembler plutôt logique si on considère les 33 000 000 m³ d'eau retenues derrière ce gros tas de cailloux. Après un effort régulier qui ne me fait pas regretter d'avoir pris le temps de dormir davantage, j'entre dans le tunnel qui mène au CP7 qui m'accueille en allumant timidement ses néons. Lorsque la lumière du jour m'indique le bout du tunnel, j'aperçois déjà le spectacle magnifique du soleil qui se lève sur le barrage, dessinant un bel arc-en-ciel au-dessus d'une eau turquoise. Je profite un instant de la vue dont je suis l'unique spectateur privilégié. Il est temps de s'équiper car la descente s'annonce fraîche.

Je redescends du barrage avec beaucoup de prudence, tant le revêtement est abîmé par la neige des hivers successifs et repasse par Kühtai où je croise Sebastian que je n'avais pas revu depuis 3 jours et reste évasif sur la montée pour ne pas lui dévoiler ce qui l'attend. J'entame alors la descente vers Innsbruck à pleine vitesse, atteignant rapidement la vitesse de 70 km/h - soit la vitesse des coureurs du Tour de France au sprint - bien content d'être chaudement équipé car il y a près de 20 km de descente à ce rythme.

Je croise Enrico, l'un des concurrents les plus atypiques avec son vélomobile - un vélo couché muni d'une coque aérodynamique. Si le plat et la descente lui permettent d'atteindre des vitesses de croisière impressionnantes, grimper des cols relève de l'exploit qu'Enrico a relevé de la façon la plus simple : en marchant. Il tirera derrière lui sa petite voiture à pédales dans l'intégralité des portions les plus raides. Encore une preuve, si l'on devait encore en chercher, que l'ultradistance permet de casser les codes du déplacement. Pour autant, si j'étais au courant de ce choix, je n'ai pris conscience de l'avoir croisé que très tardivement tant la silhouette visible de loin est en décalage avec nos habitudes.

La traversée d'Innsbruck est longue, pénible et surtout étouffante. Je suis toujours équipé pour résister au froid de la descente et le mercure a pris 15 degrés depuis que j'ai validé le CP7. Le refuge qui semblait si près depuis la montée demande tout de même un effort jusqu'dans les derniers mètres, un petit « coup de cul » pour atteindre le point sur ma carte indiquant la fin du parcours menant au CP8, caché dans ce paisible quartier résidentiel. Un petit pannonceau avec le logo de la course et une flèche indiquant une petite terrasse accrochée à cette petite butte donnant une vue imprenable sur le fleuve Inn.

Je gravis les quelques mètres me séparant du refuge et je suis accueilli chaleureusement par Ingeborg, l'organisatrice de la course. Son sourire et ses quelques mots dans un français parfait font instantanément retomber la pression des nombreuses heures déjà passées sur le vélo depuis 1 500 km. On prend en charge mon vélo et on m'invite à entrer dans le salon cosy du rez-de-chaussée de la maison. Alors que l'on s'affaire en cuisine à préparer du café, du porridge et des plats de pâtes, je reconnais Juliana, la réalisatrice du podcast de la course aperçue sur la ligne de départ. À côté d'elle, Sophie, la photographe française de la course est occupée à retoucher la quantité de clichés déjà pris ces derniers jours pendant qu'un visage familier regagne le salon. Francesco a suivi son plan et a fini par rejoindre le refuge dans la matinée, après un arrêt nécessaire pour se reposer dans la descente glaciale de la nuit. « It was really not a great idea » me lâche-t-il avec un immense sourire tout en rassemblant ses affaires en train de sécher. Il est d'autant plus rassuré d'avoir atteint son objectif car son frein avant ne fonctionne plus et il presse le pas car il doit trouver un mécanicien pour continuer la course.

Sa bonne humeur contagieuse laisse place au silence de la scène que j'observe au fond du salon. Sous la lumière du vidéoprojecteur qui affiche le suivi en direct de la course, Ian est assis silencieusement à côté d'un jeune homme aux marques de bronzage caractéristiques qui se tient le visage. Je salue Ian mais comprends vite que son énergie est alors concentrée à réconforter ce participant que je ne connais pas et qui fond en larmes alors qu'Ingeborg vient discrètement m'apporter du café et un porridge en me proposant de sécher mes affaires. Juliana me demande alors si je suis d'accord pour lui accorder un peu de temps pour le podcast, exercice auquel je me plie avec plaisir.

Premier moment de rétrospective improvisé, je partage mes premiers hauts et bas de la course mais ne résiste pas à l'envie d'encenser le rôle déterminant de mes schokocroissants. « So, a French is saying that he got the best croissants in Italy ? » s'étonne-t-elle avec amusement, initiant un débat avec Sophie sur la question du statut que la France doit accorder aux croissants fourrés. Nos rires restent discrets pour respecter le moment difficile traversé par Matthew. Cet athlète incroyable, déjà finisher de la première édition, n'a pas les meilleures sensations et malgré un repos prolongé, sa décision est prise d'abandonner. C'est ainsi tout le paradoxe de l'ultradistance qui mêle au même endroit et au même moment, des moments de joie pour certains et de doute pour d'autres. Pour ma part, si l'envie de prolonger un peu plus ce moment partagé avec les uns et les autres se fait sentir, il est temps de repartir. « Anthony, l'autre Français est en train d'arriver », m'informe Sophie. Je rassemble alors doucement mes affaires afin de pouvoir le croiser au moment d'attaquer la deuxième partie de la course.

Discrètement, Sophie s'arme de son appareil et immortalise mes derniers moments au refuge alors que Bastian, notre hôte, vient me saluer et me souhaiter bon courage pour la suite. Anthony arrive alors et nous échangeons rapidement en sachant déjà que nous allons nous recroiser très vite. Poignée de main amicale dans un décor magnifique et me voilà reparti avec un nouvel objectif : rejoindre la frontière slovène dans quelques centaines de kilomètres.

Ce départ plus tardif associé à mon arrêt prolongé fait qu'à la mi-journée, peu de kilomètres sont accumulés par rapport aux autres jours mais la recharge émotionnelle et physique a été essentielle. La route qui se profile devant moi semble en plus favorable à une progression rapide. Après avoir rebroussé chemin sur mes traces du jour précédent, je reprends avec joie la piste impeccable de la Via Pusteria. Les kilomètres défilent et la journée ne sera ternie qu'au seul moment où je devrai temporairement quitter ces voies sécurisées pour une section de route nationale que j'avais choisie pour éviter un détour qui me semblait inutile. La section est relativement descendante mais le trafic se densifie vers 17 h, et je suis alors condamné à rouler sur la bande blanche et à subir les dépassements périlleux des véhicules. 10 km à tenir, me dis-je. Je sens un « poc » dans mon dos. Puis un deuxième. Je me demande si je ne suis pas en train de perdre quelque chose, mais en me retournant, j'aperçois que la camionnette qui me dépasse à faible vitesse relative transporte des passagers qui ont manifestement décidé de jouer au tir au pigeon avec moi. D'un rire presque nerveux, je décide donc d'arrêter les frais et détourne ma route pour retrouver des voies plus calmes.

C'est tristement ironique que cette scène se déroule non loin de Brunico, qui a vu il y a quelques semaines l'accident d'Omar Di Felice, l'un des tout meilleurs ultracyclistes mondiaux qui se bat quotidiennement contre les comportements dangereux des automobilistes en Italie. Je décide d'y faire une pause pour remplir ma musette et souffler un bon coup après ce moment peu agréable. Je décide alors que Lienz sera mon point de chute pour ce soir, motivé par le fait que j'ai trouvé une solution relativement abordable pour la région et par un profil très descendant qui permettra de progresser tranquillement jusqu'à la nuit.

Comme hier, je distingue alors une silhouette désormais connue : Francesco. Il me raconte ses aventures de la veille, je lui partage les miennes et on se laisse glisser en faisant davantage connaissance. L'occasion de faire un appel vidéo avec ma famille me permet de le présenter à Martin, mon grand garçon de 7 ans, mon meilleur « dotwatcher » qui est curieux lui aussi de mettre un visage sur mes « copains de vélo ». Dès lors, pas un jour ne se passera sans que je doive lui donner ou lui inventer des nouvelles de Francesco. On partage aussi notre vie professionnelle qu'on a mise entre parenthèses pendant ces quelques jours. Lui aussi a décidé de s'arrêter à Lienz où l'attend un repos bien mérité après son ascension nocturne de la veille. Une légère pluie vient rafraîchir les derniers coups de pédales du jour et le compteur affiche 300 km tout rond au moment où je quitte Francesco et mon itinéraire pour rejoindre l'hôtel à quelques centaines de mètres d'ici.

Avant d'entamer le petit cérémonial du soir, je viens dévorer deux croque-monsieur dans le bar de l'hôtel encore ouvert à 23 h, où je fais abstraction des regards interrogateurs des gens. J'aime ces moments de décalage complet où je côtoie des gens qui sont probablement en vacances, en train de profiter d'un bon repas sans regarder l'heure alors que de mon côté, je tente vainement d'avoir l'air décontracté et de prendre mon temps alors qu'en réalité, je participe à une course où la moindre minute perdue le sera au profit du sommeil, d'un repas chaud ou d'une arrivée encore plus tardive le jour suivant. Je salue l'équipe du soir et me rends à pas de chat dans ma chambre, évitant de ruiner la moquette un peu kitsch mais plus propre que mes chaussures mi-poussière, mi-sale.

J'éteins la lumière alors qu'une petite centrale de recharge s'est établie dans ma chambre pour maintenir en vie tous mes appareils électroniques : téléphone, montre, tracker et même dérailleur électrique qui commence à se rappeler à mon bon souvenir. Les pays vont s'enchaîner demain car il s'agira de rejoindre la Slovénie pour un très court instant. Je regarde la météo et valide mon choix de parcours pour demain.

Je repars vers 3 h du matin afin de profiter de la nuit pour mettre derrière moi une longue portion de route nationale où le lever du soleil viendra probablement avec son lot de camions et l'expérience du jour m'invite à la plus grande prudence de ce point de vue.

Doucement mais sûrement, j'approche du point le plus éloigné de la maison. Il sera bientôt l'heure de faire le grand demi-tour.