Dans toutes les bonnes séries, il existe le concept des « épisodes bouteilles », dont la décision de la production de baisser temporairement les coûts, force les scénaristes à écrire un épisode avec ce qu'ils ont à disposition sur le moment. Les fans de « Breaking Bad » reconnaîtront peut-être l'épisode 10 de la saison 3 : « La Mouche » ou « Fly » en anglais. Pour certains, cela marque souvent un point d'arrêt car ils ne reconnaissent plus le standing du show auquel ils sont habitués. Pour d'autres, c'est la promesse que malgré des moyens limités, les auteurs trouvent toujours un moyen de sublimer l'histoire, voire d'en faire littéralement l'un des pivots de la narration et un sujet de conversation intarissable pour les amoureux de la série.
Cette septième journée sur le vélo est probablement ma « Mouche ».
Alors que cela va bientôt faire une semaine que j'ai quitté Giovinazzo, mon corps est désormais entré dans son rythme de croisière et a complètement accepté son nouveau mode de vie. Je ne peux plus aller vite, mais je peux aller loin et longtemps et c'est tout ce qui compte dans cet exercice. Si le mental est toujours au beau fixe, il cherche également à combler un moment où se lever à 3 h du matin pour faire du vélo pendant 15 h ne semble plus lui suffire.
Qu'on ne s'y méprenne pas, le spectacle offert par cette longue portion de près de 160 km qui m'emmène jusqu'à la frontière slovène le long de la Drave, affluent du Danube, est majestueux et je mesure à chaque instant la chance de pouvoir vivre ces moments un peu suspendus. Une brume de plus en plus épaisse vient s'encastrer dans cette campagne verdoyante entourée de massifs alpins qui cache les premiers rayons du soleil qu'on distingue petit à petit. Je profite pour enfiler les kilomètres sur une portion plane, voire descendante et j'évalue si le trafic routier est toujours compatible avec ma présence à cet endroit, mais j'espère en faire le maximum tant que je serai en sécurité avant de rejoindre le réseau secondaire. Le sommeil supplémentaire que je me suis accordé dans cette très confortable chambre de Lienz me permet d'ailleurs d'éviter la sieste de rigueur que je m'octroyais volontiers depuis le départ. J'en profite pour tenter des routes alternatives de manière complètement improvisée, avec plus ou moins de réussite mais cela me permet de faire varier les plaisirs et le rythme. Ce qui est certain, c'est que je n'ai absolument aucun souvenir de mon petit-déjeuner même si je peux à coup sûr vous donner le menu de ce dernier. Cappuccino. Croissants.
Pour m'aider à rendre cette journée un peu plus rythmée, mon parcours me propose quelques passages sur des échangeurs de voies rapides. Bien que ma situation de Parisien m'amène souvent à devoir prendre ce genre d'accès peu recommandable aux néophytes, je ne suis pas forcément très serein et les automobilistes locaux n'hésitent pas à me faire savoir qu'il serait de bon ton de quitter leurs « Bahn » chéries. Soit, je suis d'accord avec vous les copains. J'approche alors de Klagenfurt en longeant par le Nord le Wörthersee, un lac de près de 16 km de long, faisant de ce lieu une station balnéaire prisée où affluent les familles. Les pistes cyclables s'enchaînent et plutôt que de vouloir à tout prix dépasser les multiples vélos électriques, je patiente tranquillement dans une file quasi ininterrompue qui finit par s'étioler à mesure que l'on s'éloigne des rives du lac. Laissant Klagenfurt derrière moi, il est temps pour moi de commencer véritablement cette journée, ayant pourtant déjà 180 km au compteur.
Le plan est simple : rejoindre la Slovénie en passant par le Pavlic Pass, et une fois en bas de la descente, faire demi-tour et profiter de l'ascension dans l'autre sens. Lors de la préparation de la course, je redoutais ce moment et cette double ascension mais au moment où je me rapproche du pied de la première des deux montées, je n'ai jamais été aussi impatient de grimper un col. Et de recommencer. Pas même ces gros nuages noirs qui remontent par le sud-ouest. Je ne suis pas surpris. Ayant passé un temps certain sur mon téléphone depuis ce matin, j'ai bien en tête qu'un risque non négligeable d'orage me guette et que la probabilité que celui-ci éclate quand je serai côté slovène est élevée. J'ai aussi parfaitement en tête le positionnement des participants qui m'entourent, dont les noms sont aussi familiers pour moi que mes proches, puisqu'après 7 jours, les positions sont alors stabilisées et les écarts grandissent. Matt est déjà en bas de la première ascension, Anthony bientôt en haut et Sebastian n'est pas très loin derrière.
Je suis d'ailleurs un peu distrait et mon GPS m'annonce que j'ai quitté mon tracé, m'obligeant à faire demi-tour pour revenir sur mes pas pour retrouver le chemin vers la montée. Le hasard faisant toujours bien les choses, au moment où je rejoins à nouveau mon parcours, Sebastian apparaît alors. Il a lui aussi failli rater l'embranchement de cette petite route qui se transforme en chemin plus ou moins praticable. Quelques centaines de mètres caillouteux nous offrant une petite balade à pied d'une dizaine de minutes, le temps de se raconter les dernières 48 h. À 15 h, nous voici arrivés à la dernière station-service synonyme d'« ice cream party » avant d'entamer les choses sérieuses.
La montée est très agréable, du moins jusqu'à cet embranchement et ce virage à gauche et quelques centaines de mètres qui redescendent sur une route tortueuse en très mauvais état et vient buter sur la portion finale et des pourcentages bien plus corsés. J'appuie fort sur les pédales pour atteindre le plus vite possible le premier sommet car le ciel se fait de plus en plus menaçant et je redoute une descente sous l'orage, qui plus est si le macadam est aussi mal en point côté slovène. Je suis saisi par la beauté de la descente qui m'amène au CP9 et son église gothique dont certaines parties datent de l'époque romaine. Je lis l'écriteau à l'entrée de l'église tout en vérifiant à nouveau l'état de la météo. A priori, le ciel va me tomber sur la tête mais la question est de savoir à quel moment de la montée.
Sebastian me rejoint alors et nous entamons la seconde ascension ensemble. Pas besoin d'attendre très longtemps. De grosses gouttes viennent nous rafraîchir et on se prépare à effectuer une montée plus animée que la précédente. Je m'équipe de ma veste de pluie en espérant que cet épisode orageux soit aussi court qu'il est intense. Le karma semble avec nous et l'orage s'éloigne au fur et à mesure que nous approchons du haut de la montée. Jens, un autre participant qui descend à ce moment et nous croise, n'a pas eu autant de chance. Il était en haut au moment le plus fort de l'averse et s'est réfugié quelques instants pour s'éviter une descente périlleuse. Ces doubles ascensions sont aussi belles pour permettre ces moments d'échanges avec des participants que nous croisons peu car les quelques heures qui nous séparent limitent toujours la probabilité de se croiser. Toujours accompagné de Sebastian, nous abordons la descente avec prudence car si la pluie s'est arrêtée, la route est humide et il est donc important de respecter le plus grand principe de l'ultra : on peut gagner dans les montées mais tout perdre dans les descentes.
De retour sur les rives de la Drave, je prends alors conscience que nous avons effectué le demi-tour qui marque la moitié de la course pour moi et le début de la troisième partie avec en point de mire le Grand Ballon d'Alsace dans quelques centaines de kilomètres. Nous entrons alors dans une partie plus sauvage de la Carinthie que nous avons traversée tout au long de cette journée et alors que je traverse une dernière fois le fleuve, je propose à Sebastian de partager l'hôtel avec moi ce soir car je n'ai pas trouvé beaucoup d'options hormis cette petite auberge de Bruckl. Il refuse à ma grande surprise mais au moment d'atteindre l'ultime bourgade de la journée, il me propose d'aller casser la croûte dans une pizzeria encore ouverte à cette heure tardive, alors que la nuit vient de tomber. « Seulement » 270 km au compteur aujourd'hui mais l'objectif me semble malgré tout rempli. Rassasiés, nous repartons et Sebastian m'accompagne jusqu'à l'hôtel, du moins c'est ce que je crois mais je suis surpris de ne pas le voir continuer.
Lost in translation, le retour. Il avait accepté ma proposition et me voilà bien embarrassé car le propriétaire de l'hôtel me fait signe que c'était la dernière chambre disponible. Embêté pour Sebastian, nous retenons tous les deux une frustration mutuelle mais la magie de l'ultradistance opère et devant nos mines dépitées, notre hôte s'active à bientôt minuit pour remettre en état une chambre au plus vite. Nous voilà rassurés et chacun pourra profiter d'un sommeil réparateur. Dans le hall, on distingue un troisième vélo : celui d'Anthony. Le milieu du peloton s'était donné rendez-vous dans cet hôtel.
Alors que je rejoins ma chambre, l'idée suivante me traverse : « c'est moins cool qu'à Lienz ». Il a changé, le spécialiste des bivouacs dans les cimetières. Mine de rien, cette nouvelle étape a trempé la plupart de mes affaires et l'opération séchage peut commencer afin de repartir le plus sec possible. Car demain, il ne sera plus question d'épisode-bouteille et de mouche. Si mon radar météo hésitait sur l'heure à laquelle l'orage allait éclater dans le Pavlic Pass, il est clair qu'il va falloir être prêt à affronter les éléments alors que nous entamons notre remontée vers Salzbourg et la Rossfeld Panorama Strasse qui servira de décor au CP10. La météo annonce une pluie intense et sans discontinuer à partir de la mi-journée jusqu'dans la nuit. Je retourne le problème dans tous les sens pour trouver une stratégie qui me permettrait d'éviter au maximum la pluie.
Je m'endors sans statuer dans la mesure où cela fait plusieurs fois que je me laisse tomber le téléphone sur la figure tellement je suis fatigué. Je me réveille 2 h plus tard alors même que je n'ai pas mis d'alarme. J'hésite à prolonger mon sommeil car je suis surpris que mon corps soit à ce point rompu à la privation de sommeil. Je tente de me rendormir sans succès alors je rassemble mes affaires et me mets en route. Les premiers kilomètres à travers la campagne et d'immenses installations agricoles ne sont pas les plus simples, et je suis bientôt rejoint par Anthony qui a levé le camp peu après moi. On échange un peu mais si la discussion me permet de me mettre en rythme, je vois que mon compatriote est un sacré athlète et que son rythme de croisière est bien supérieur au mien et j'évite de me mettre dans le rouge. Je lui souhaite une bonne journée.
Mon estomac se réveille alors que je n'ai plus grand-chose à me mettre sous la dent et je fais face à un nouveau coup dur et alors que j'espère que mes maux de ventre me laissent bientôt tranquille, je décide de prendre le contre-pied de ce que m'annonce ce début de journée difficile. Alors que cela fait maintenant une semaine que je roule, nous allons fêter cela comme il se doit. Il est temps de montrer que mes origines bretonnes peuvent me servir pour affronter la pluie.
On dit parfois qu'il ne pleut que sur les cons. J'espère au moins qu'ils ont la réputation d'appuyer fort sur les pédales.