C'est le moment de dire au revoir aux Alpes. Après des kilomètres et des ascensions à visiter des massifs inexplorés pour moi de la chaîne alpine orientale depuis 3 jours, il est temps de les quitter définitivement pour mettre le cap au nord-ouest. Je me suis mentalement préparé à une très longue journée sur le vélo sans avoir une idée très précise d'où elle me mènera. Comme disait mon professeur de mathématiques : « Quand vous avez une grosse merde à résoudre, découpez-la en plein de petites merdes ! ». La fameuse théorie du « Divide & Conquer ». Je prends donc le problème pas à pas. Déjà, me débarrasser de ce mal de ventre qui est en train de gâcher mon début de journée. Puis, rejoindre Salzbourg le plus tôt possible avant d'aviser à nouveau la stratégie car les paramètres du problème n'ont pas changé : cette journée sera placée sous le signe du calme avant la tempête. Pas forcément le genre de tempête qui vous stoppe net dans votre progression, mais davantage celle qui vous fait douter en permanence du bien-fondé de vouloir avancer coûte que coûte.
Je n'ai pas étudié à fond cette partie du tracé mais je vois sur le suivi des autres concurrents déjà passés qu'il n'y a pas beaucoup d'options différentes qui semblent mener jusqu'au Rossfeld Panorama mise à part le choix du pied de l'ascension en fonction de la traversée de la Salzach, le fleuve qui traverse Salzbourg. Depuis quelques jours d'ailleurs, j'apprends à accepter que malgré le temps passé à préparer cet itinéraire, il m'aurait probablement fallu un bien plus grand effort de repérage pour être confiant dans mes choix. Je n'hésite pas à faire des choix de changements de parcours au dernier moment en fonction du moment, du trafic et de la configuration des routes. Enfin débarrassé de mes maux de ventre et rassasié par un nouveau copieux petit-déjeuner, je commence à analyser le profil du jour avec 130 premiers kilomètres nous emmenant tout en douceur de 400 à 1 700 m d'altitude pour basculer depuis la station d'Obertauern puis redescendre vers Salzbourg en suivant le cours de la Salzach, le principal affluent de l'Inn.
Je profite d'attaquer la première partie de la montée pour me libérer des vêtements chauds du matin et je suis alors rejoint par trois cyclistes allemands armés comme moi de sacoches de selle et de cadre. Si en Italie, la probabilité pour qu'un « bikepacker » suivant la même route que moi soit un concurrent était élevée, je constate à quel point les Autrichiens et les Allemands ont une tout autre culture du voyage à vélo. Depuis que nous avons rejoint le Tyrol, je croise en permanence des groupes de gens de tous les âges se lancer à l'aventure au milieu de ce terrain de jeu idéal. De leur côté, il s'agit de la première aventure de « bikepacking » et l'idée est de rejoindre le nord de l'Allemagne et leur étape s'arrête justement aujourd'hui à Salzbourg. Je leur partage mon itinéraire ainsi que mon objectif vague de la journée et je comprends néanmoins que nos routes sont très similaires. Mais alors que la discussion fait passer le temps, je ressens un gros coup de fatigue et je n'hésite pas une seconde : la route est longue, je m'arrête au premier abri-bus et fais une sieste d'environ 20 min pour continuer sereinement la montée.
Lorsque je me réveille, le plein d'énergie est fait et je repars à l'assaut des 400 derniers mètres de dénivelé positif avant le sommet tout en contemplant le ciel se charger doucement mais sûrement. « Winter is coming ». Je ne fais aucune pause et décide que je ferai le plein dès que la pluie fera son apparition pour profiter de toute la progression possible au sec notamment lors de cette très longue partie descendante de près de 70 km jusqu'au pied de la montée menant au prochain CP et à la frontière avec l'Allemagne. Je sens les premières gouttes sur mes bras et la pluie s'installe petit à petit et s'intensifie. Je m'arrête alors dans la ville de Pfarrwerfen pour faire le point et décider de ma stratégie.
Ce petit salon de thé cosy me servira de QG pour décider de la suite. 2 cappuccinos. 2 croissants. Je regarde à travers la fenêtre la pluie s'intensifier de plus en plus. Nourrissant assez peu d'espoir pour une accalmie, je prends mon temps. Il faut régler dès maintenant où je vais dormir ce soir car une fois mouillé, il devient très difficile de manipuler son téléphone dont l'écran tactile ne goûte que très peu la pluie battante. Il est 14 h. L'ascension va me prendre environ 2 h et il me reste 30 km pour atteindre le pied donc je serai vers 18 h en bas de la descente au mieux. « Cela fait tôt pour s'arrêter », me dis-je. La suite du parcours semble assez éloignée des villes et la première option que je trouve se situe à plus de 100 km du sommet.
C'est joueur mais je n'hésite pas. Je réserve l'hôtel, valide qu'il sera possible d'arriver tard dans la nuit car une chose est sûre, je vais arriver dans la nuit, en fonction de ma capacité à gérer ce temps difficile. Cela fait, je m'accorde une nouvelle sieste pour repartir en forme. En l'espace de quelques hectomètres, je suis « trempé-giné » comme dirait ma maman. Néanmoins, il ne fait pas froid et le vent est favorable donc j'avance plutôt bien et rejoins rapidement le bas de cette montée en espérant que mon choix de trajet sera gagnant, j'ai vu peu de gens l'emprunter sur le tracking. Ces 10 premiers kilomètres raides mais roulants permettent de prendre de la hauteur sur la banlieue Sud de Salzbourg. À cent mètres de l'endroit où ma trace rejoint le Rossfeld Panorama Strasse, la route est barrée par des travaux. J'accuse le coup. Redescendre ne me semble pas une option étant donné mon objectif. Aucun trajet alternatif ne semble fonctionner de ce point, et je ne peux de toute façon pas utiliser mon téléphone qui prendrait l'eau très vite. Cette fois-ci le karma est de mon côté. Deux habitants du quartier m'informent que comme c'est le week-end, il est autorisé de traverser la zone de travaux à pied. Soulagement. Je rejoins la belle route principale pour terminer cette montée. Une nappe de brouillard couvre le sommet et la pluie ne faiblit pas. Je commence à redouter la descente car je connais trop bien le risque de prendre froid.
Il y a quelques années de cela, alors même que j'étais bien loin d'imaginer participer un jour à ce genre d'aventure, j'ai gravi avec mon père le col du Tourmalet pour la première fois. Nous étions en juillet et la probabilité pour qu'il fasse à peine plus de quelques degrés au sommet avec de la pluie me semblait nulle. Pourtant je n'ai jamais pu redescendre. Après plusieurs kilomètres sur les freins à ne pas réussir à me réchauffer et à me faire peur dans tous les virages, je me suis arrêté à la Mongie. Congelé dans mon petit coupe-vent, je venais d'apprendre que descendre un col en étant mouillé ne s'improvise pas, surtout quand on a encore 100 km, principalement de nuit, derrière. Je repère des toilettes de chantier à 100 m du sommet et je n'hésite pas. Le luxe de pouvoir se sécher un peu et de s'habiller tranquillement pour une descente doit se savourer. La descente est longue mais, bien équipé, j'arrive assez vite en bas en profitant d'une légère accalmie qui m'a permis de voir correctement jusqu'à cette station-service de Berchtesgaden. Je fais le plein de nourriture et enfile 3 cafés. Exceptionnellement, je glisse dans ma poche une boisson énergisante. Des fois que.
100 bornes et dodo.
Je me lance donc sans plus attendre pour le sprint final de la journée. Les 50 premiers kilomètres sur des routes peu éclairées mais droites se déroulent bien malgré une pluie qui a repris du service, et le regard étonné au moment de me dépasser de certains automobilistes. Ici en Allemagne, les gens semblent avoir un avis très tranché sur comment ranger les moyens de transport : les voitures sur les routes, les vélos sur les pistes, les piétons ailleurs.
50 bornes et dodo.
J'attaque alors une portion sinueuse, « mal plate » et surtout la pluie redouble à nouveau, bien aidée par le vent de face qui réduit de plus en plus la visibilité sur des routes de campagne où seule la lumière de mon vélo éclaire ma progression. Je prends mon mal en patience car je sens que le plus dur est fait, mais me concentre pour garder ma lucidité car la situation est propice à des rencontres impromptues. Je me sers de ma lampe frontale pour scanner les environs, à l'affût du moindre petit animal qui aurait la riche idée de traverser la route devant moi. À peine plus loin, je distingue une voiture arrêtée sur le bas-côté et une silhouette à côté. Le temps de comprendre que ce conducteur vient de « taper » un renard que j'évite de justesse, je compte les kilomètres un par un alors que la pluie vient enfin de cesser. Je fais un petit arrêt pour me défaire de mes gants complètement trempés et qui ne me protègent plus de grand-chose depuis longtemps. J'en profite pour manger et surtout boire car si la météo vous permet d'éviter les coups de chaud, elle ne vous hydrate et ne vous nourrit pas. Je vois que ce choix m'a permis de prendre pas mal d'avance sur ceux qui ont fait le choix d'un arrêt plus précoce.
10 km. 5 km.
J'aperçois enfin l'entrée de mon hôtel à 2 h du matin. Je suis heureux et satisfait de ma plus grosse journée dans l'aventure avec 330 km et 17 h de selle. Alors que j'entre discrètement, un groupe de touristes qui semble décidé à prendre un « dernier » verre est bien installé dans le hall et me remarque à peine. Seul l'un d'entre eux, intrigué par mon accoutrement, me demande d'où je viens et où je vais. Surpris et amusé, il joue les maîtres d'hôtel en m'aidant à trouver les clés de ma chambre cachées par le gestionnaire du lieu, alors que malgré le taux d'alcool que je peux évaluer assez facilement, il semble qu'il soit plus lucide que moi à cet instant. C'est donc le moment parfait pour rejoindre mon lit.
Avant cela, j'engage un long atelier séchage avant de prendre une douche et préparer la journée de demain. J'hésite à mettre une alarme et, fort d'une avance certaine sur mon planning, je décide de laisser mon corps décider. Après une semaine à m'astreindre à des nuits courtes et des départs nocturnes, je préfère lui laisser la primeur de me dire quand repartir.
4 h de sommeil. Pas plus. Je repars sous la pluie mais le jour est déjà là. Pendant ce temps, je vois qu'Anthony a bien bouché le trou que j'ai créé pendant la nuit. Nous nous retrouvons au meilleur moment pour prendre le temps de petit-déjeuner ensemble.
Finalement, c'est peut-être ce qui manquait à mon rituel croissant. Parler en français en partageant un café chaud. Euphorique de ma journée d'hier, j'aborde cette nouvelle étape avec beaucoup d'optimisme. D'autant plus que si tout va bien, ce soir je serai en Suisse, au prochain Refuge.
Le moment d'entrer dans l'inconnu car jamais je n'ai parcouru une telle distance.
La barre des 2 500 km est bientôt franchie.